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La Sainte-Geneviève annulée : quand le droit nous fait marcher sur la tête ?


En tant que Français moyen ayant l'honneur de servir au sein de l'armée, la récente décision du tribunal administratif de Lyon d'annuler la célébration de la Sainte-Geneviève organisée par le groupement de gendarmerie de l'Ardèche en novembre 2022, du moins dans sa composante religieuse, a suscité chez moi un sentiment particulier. Au nom du sacro-saint principe de laïcité, la justice a estimé qu'un office religieux, auquel ont assisté les militaires en tenue et sur leur temps de service, n'avait pas sa place dans un événement organisé par une institution de la République.

 

Sur le plan juridique, on peut comprendre le raisonnement. La neutralité religieuse de l'État est un pilier de notre République. Pourtant, en apprenant cette décision, un sentiment étrange m'a envahi. L'impression que, parfois, l'application stricte du droit nous éloigne du sens commun, voire nous fait marcher sur la tête. La Sainte-Geneviève, patronne des gendarmes, célébrée depuis des générations, est intrinsèquement liée à une tradition religieuse. Est-ce que son éradication au nom de la laïcité ne revient pas à nier une partie de l'identité et de l'histoire de cette institution ?

 

Dans cet article, je vous propose de décortiquer cette décision, de comprendre les arguments juridiques qui la sous-tendent, mais aussi d'explorer ce malaise que beaucoup ressentent face à une interprétation aussi rigide de la laïcité. N'est-il pas possible de concilier le respect des principes républicains avec la reconnaissance des traditions qui font le ciment de certaines professions ?

 

II. Le Rappel des Faits et la Saisine de la Justice

 

C'est en novembre 2022 que le colonel commandant le groupement de gendarmerie de l'Ardèche a organisé, comme le veut la tradition, une journée dédiée à la Sainte-Geneviève, leur patronne. Cependant, cette édition comportait un élément qui allait déclencher une vive réaction : un office religieux s'est tenu à Privas, auquel les gendarmes ont assisté en tenue et sur leur temps de service.

 

Cette organisation n'est pas passée inaperçue, et la Fédération ardéchoise et drômoise de Libre Pensée a décidé de saisir le tribunal administratif de Lyon. Par une requête enregistrée le 4 janvier 2023, cette association, dont l'objet est la défense de la laïcité, a demandé l'annulation de cette décision d'organiser la célébration telle qu'elle s'est déroulée.

 

III. Les Arguments de la Libre Pensée : Laïcité et Incompétence

 

Devant le tribunal, la Fédération ardéchoise et drômoise de Libre Pensée a soulevé plusieurs arguments pour justifier sa demande d'annulation. Principalement, elle a mis en avant la méconnaissance du principe de laïcité, un principe fondamental inscrit dans notre Constitution. Selon l'association, la participation de militaires en tenue et sur leur temps de service à un office religieux organisé par leur commandement rompait avec la neutralité religieuse que doivent observer les représentants de l'État dans l'exercice de leurs fonctions.

 

De plus, la Fédération a argué d'une incompétence de l'autorité ayant pris la décision et a également mentionné une méconnaissance de l'article L. 4121-2 du code de la défense.

 

IV. La Réponse de la Préfecture : Une Défense Insuffisante

 

En réponse à ces arguments, le préfet de l'Ardèche a déposé un mémoire en défense, se contentant d'affirmer que les moyens soulevés par la fédération requérante n'étaient pas fondés. Le jugement ne détaille pas davantage les arguments de la préfecture, ce qui laisse penser qu'ils n'ont pas suffi à convaincre le tribunal face à la force du principe de laïcité.

 

V. La Décision du Tribunal : La Laïcité comme Principe Suprême


Le 19 mars 2025, le tribunal administratif de Lyon a rendu sa décision. Sans surprise, au vu des arguments avancés, il a donné raison à la Fédération ardéchoise et drômoise de Libre Pensée. Le tribunal a annulé la décision du colonel commandant le groupement départemental de gendarmerie de l'Ardèche d'organiser une célébration de la Sainte-Geneviève le 30 novembre 2022, mais uniquement "en tant que cette célébration comporte un office religieux au sein d'une église."


 

Cette précision est importante : le tribunal n'a pas interdit toute célébration de la Sainte-Geneviève, mais a spécifiquement ciblé la composante religieuse se déroulant dans un lieu de culte et impliquant la participation des gendarmes dans le cadre de leur service.

 

VI. Mon Sentiment Persiste : Où s'arrête la Tradition, où commence la Violation de la Laïcité ? (et la question de son application variable)

 

C'est ici que mon sentiment initial revient en force, teinté d'une interrogation plus large sur l'application du principe de laïcité dans notre société. Bien sûr, je comprends l'importance de ce principe fondamental pour garantir la neutralité de l'État et la liberté de conscience de chacun. Cependant, cette décision concernant la Sainte-Geneviève soulève une question lancinante : quelle est la place des traditions, même teintées de religiosité, au sein des institutions républicaines ?

 

La Sainte-Geneviève est plus qu'une simple fête religieuse pour les gendarmes. Elle représente un moment de cohésion, de reconnaissance de leur engagement, et s'inscrit dans une histoire longue et respectée. En interdisant l'office religieux, ne risque-t-on pas de dénaturer cette tradition et de créer un sentiment d'incompréhension au sein de la gendarmerie ?


Ce qui frappe également, c'est la perception d'une application parfois "à géométrie variable" de ce même principe de laïcité. Prenons un exemple d'actualité brûlante : le débat passionné autour du port du foulard par les sportives musulmanes. Sans même aller jusqu'à une saisine des tribunaux, il apparaît évident que le foulard est un signe d'appartenance religieuse. Pourtant, les opinions divergent quant à son autorisation ou son interdiction dans le cadre des compétitions sportives. Certains y voient une entrave à la laïcité et à la neutralité du sport, tandis que d'autres prônent la liberté religieuse et l'inclusion.

 


VII. Les Échos d'un Passé où le Spirituel et le Temporel étaient Intimement Liés : Un Début qui Interroge d'Autres Traditions

 

Pour mieux comprendre le poids symbolique de la Sainte-Geneviève pour la gendarmerie, il est utile de se rappeler ses origines. Historiquement, les Connétables, figures emblématiques qui préfigurent en quelque sorte les chefs militaires et les garants de l'ordre, agissaient au nom du roi, certes, mais aussi avec une forte imprégnation religieuse. Cette imbrication du pouvoir temporel et spirituel était une caractéristique des époques passées. La figure de Sainte-Geneviève comme protectrice s'inscrit dans cette longue tradition où la foi venait légitimer et accompagner l'action des forces de l'ordre.


Une partie des principes fondamentaux de notre droit moderne trouve effectivement ses racines, ou du moins des influences significatives, dans le dogme judéo-chrétien. Des notions comme la dignité humaine, la notion de responsabilité individuelle, ou encore certains aspects du droit pénal et de la morale sociale ont été façonnés par ces traditions religieuses au fil des siècles. Bien que notre droit se soit sécularisé et repose désormais sur des principes républicains et laïcs, il est indéniable que son histoire porte les marques de cette influence.

 

Dans ce contexte historique, on comprend mieux pourquoi une cérémonie religieuse dédiée à une sainte patronne a pu perdurer au sein d'une institution comme la gendarmerie. Elle était perçue comme un héritage, un ancrage dans une histoire où la dimension spirituelle avait sa place dans l'exercice de l'autorité et le maintien de l'ordre.

 

Or, la décision du tribunal administratif de Lyon, en annulant cet office religieux au nom de la laïcité, ne sonne-t-elle pas comme un coup de tonnerre annonciateur d'autres remises en question ? Si la participation en tenue et sur le temps de service à un office religieux est jugée contraire au principe de laïcité pour la Sainte-Geneviève des gendarmes, qu'en sera-t-il des autres célébrations traditionnelles qui ponctuent la vie de certaines professions ?


Pensons à la Sainte-Barbe des pompiers, souvent marquée par des cérémonies religieuses en hommage à leur patronne. Quid de la Saint-Michel des parachutistes, dont les festivités peuvent également comporter une dimension spirituelle ?

Cette décision du tribunal de Lyon pourrait bien n'être qu'un début, ouvrant la voie à des contestations similaires concernant ces autres traditions profondément ancrées dans l'identité de ces corps de métier. La Fédération ardéchoise et drômoise de Libre Pensée, à l'origine de la requête concernant la Sainte-Geneviève, pourrait-elle étendre son action à d'autres célébrations similaires ? La question de la conciliation entre le respect de la laïcité et la préservation de ces héritages culturels et professionnels est désormais posée avec une acuité nouvelle, et cette décision de justice en est un signal fort, potentiellement le premier d'une série.

 

VIII. Une Laïcité à Vitesse Variable ? L'Énigme des Crèches, la Présence des Aumôniers et les Veillées d'Armes

 

Ce qui frappe également, c'est la perception d'une application parfois "à géométrie variable" de ce même principe de laïcité. Nous avons déjà évoqué précédemment le débat passionné autour du port de signes religieux, comme le foulard, dans différentes sphères de la société. Un autre exemple actuel qui illustre cette complexité est le débat récurrent autour de l'installation de crèches de Noël dans les mairies et autres bâtiments publics. Au nom de la neutralité religieuse de l'État, des décisions de justice ont parfois conduit à l'interdiction de ces installations, perçues comme des manifestations religieuses dans des lieux représentant la République.

 


Il est intéressant de noter que, paradoxalement, au sein même de l'institution militaire, la dimension religieuse est reconnue et encadrée par la présence d'aumôniers militaires. Ces représentants des différents cultes (catholique, protestant, israélite, musulman, orthodoxe, et bouddhiste) sont intégrés à l'armée et ont pour mission d'assurer le soutien spirituel des militaires et de leurs familles, dans le respect de la liberté de conscience de chacun. Cette présence institutionnalisée de la religion au sein de l'armée interroge d'autant plus la décision d'annuler un office religieux traditionnel comme celui de la Sainte-Geneviève. Pourquoi une institution étatique peut-elle intégrer des représentants religieux pour l'accompagnement spirituel de ses membres, tout en interdisant une cérémonie religieuse liée à une tradition historique de l'un de ses corps ?


Et que dire des veillées d'armes dans les écoles militaires ? Ces cérémonies traditionnelles, souvent empreintes d'une atmosphère solennelle et parfois spirituelle, se déroulent parfois dans des chapelles. Elles précèdent des moments importants comme la remise de galons. Mon expérience personnelle, en tant que jeune élève sous-officier, illustre parfaitement la complexité de la situation. Je me souviens d'un camarade musulman qui, par esprit de cohésion avec notre promotion, a participé à cette veillée "religieuse", alors que personne n'y était obligé. Ce témoignage poignant met en lumière la nuance entre la participation contrainte et le choix individuel, motivé par un sentiment d'appartenance à un groupe. Il soulève la question de savoir si la laïcité doit s'appliquer de manière uniforme, sans tenir compte du contexte et des motivations individuelles. La tolérance et la cohésion d'un groupe peuvent-elles parfois justifier une participation non obligatoire à des traditions teintées de religiosité ?

 

IX. Le Droit et la Loi : Quand l'Accord Fait l'Ordre...


Face à cette décision qui, bien que fondée en droit selon le tribunal administratif, suscite un sentiment de déséquilibre, les mots de Victor Hugo dans 'Le Droit et la Loi' résonnent avec une acuité particulière : 'Le droit et la loi sont les deux forces. De leur accord naît l'ordre, de leur désaccord naissent les catastrophes.'

 

Dans le cas qui nous occupe, la loi, interprétée par le tribunal au nom du principe de laïcité, semble entrer en désaccord avec un certain 'droit' non écrit, celui des traditions, de l'histoire et du sentiment d'appartenance d'une profession. Si l'objectif de la loi est de garantir l'ordre et la cohésion sociale, il est légitime de se demander si une application trop rigide, qui heurte des traditions profondément ancrées, ne risque pas, à terme, de produire un désordre d'un autre type : un sentiment d'injustice ou de perte de sens pour ceux qui servent la République.

 

X. Conclusion : Entre Tradition et Laïcité, un Équilibre Délicat à Trouver

 

La décision du tribunal administratif de Lyon concernant la Sainte-Geneviève de la gendarmerie nous place face à une tension fondamentale de notre société : celle de la conciliation entre le respect scrupuleux du principe de laïcité et la reconnaissance des traditions qui font partie intégrante de l'histoire et de l'identité de certaines institutions.

 

Si la neutralité religieuse de l'État est un pilier essentiel de notre République, garantissant la liberté de conscience de chacun, l'application stricte de ce principe ne risque-t-elle pas, parfois, de nier des pans entiers de notre héritage culturel et professionnel ? L'exemple de la Sainte-Geneviève, et la possible remise en question d'autres traditions comme la Sainte-Barbe ou la Saint-Michel, soulignent la complexité de cette équation.

 

Le contraste avec les débats actuels autour du port de signes religieux dans d'autres sphères, comme le sport, met en lumière une application de la laïcité qui peut apparaître, à tort ou à raison, comme étant à géométrie variable. Comprendre les critères qui guident ces différentes interprétations est essentiel pour un débat public serein.

 

En se penchant sur les origines de la gendarmerie et l'influence historique du judéo-christianisme sur notre droit, on saisit mieux l'ancienneté et la profondeur de ces traditions. Leur remise en cause ne peut se faire à la légère, sans une réflexion approfondie sur les enjeux identitaires et de cohésion au sein des professions concernées.

 

Cette décision de justice n'est peut-être qu'un premier pas. Il est crucial d'ouvrir un dialogue constructif pour déterminer comment il est possible de respecter pleinement le principe de laïcité tout en reconnaissant et en adaptant des traditions qui ont marqué l'histoire de nos institutions. Trouver cet équilibre délicat est un impératif pour une société apaisée, respectueuse de ses principes et de son passé. Et vous, lecteurs, qu'en pensez-vous ? Cette décision vous semble-t-elle une application légitime de la laïcité, ou le signe d'une rupture avec des traditions importantes ?

Références:

  • Tribunal Administratif de Lyon, décision du 19 mars 2025.

  • Constitution française, article 1er.

  • Code de la défense, article L. 4121-2.

  • Hugo, Victor. Le Droit et la Loi.

  • Conseil d'État, décision du 9 novembre 2016, n° 395122. 

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